14

L’homme au masque d’argent piaffait.

La politique, toujours la politique !

Et avec la moitié de Paris surveillant l’autre moitié, une armée d’espions circulant dans la ville, ses entreprises hasardeuses se trouvaient compromises, les jeunes femmes étant les premières à se calfeutrer chez elles quand le soir venait.

Il fallait différer.

Il en éprouva une réelle douleur : jamais l’envie de passer à l’acte n’avait à ce point tourmenté celui qu’on n’appelait plus que « l’Écorcheur ».

Sa haute naissance ne l’avait guère habitué à la patience et, comme tous les grands seigneurs, il aimait qu’on cédât sur-le-champ à ses caprices.

N’importe, il se vengerait.

Sur ELLES, toutes celles qui tomberaient entre ses mains sans finesse d’aspect et pourtant si habiles à manier le stylet…

Mathilde de Santheuil allait et venait en sa maison sans avoir le cœur à rien entreprendre.

Tout d’abord, il y avait eu cet homme qui l’avait étrangement dévisagée et suivie mais, connaissant le quartier beaucoup mieux que l’inconnu, Mathilde l’avait perdu en utilisant un immeuble à double issue.

Il n’empêche, elle n’avait guère aimé ce regard-là. Point d’envie, de concupiscence ou de lubricité, comme chez la plupart des hommes qu’elle croisait. C’était beaucoup plus étrange… Elle avait deviné la surprise que son visage causait à l’homme, comme s’il la reconnaissait, et, tout aussitôt, l’intérêt qu’elle suscitait. Un intérêt presque… marchand !

Elle chassa bien vite cette pensée pour en revenir à son principal tourment.

Au reste, un bien tendre tourment !

Mathilde languissait depuis le départ du comte de Nissac. Chaque chose, chaque objet lui rappelait cet homme si fort qu’elle avait vu démuni comme un enfant.

Elle se souvint du vent qui, dehors, hurlait si fort. Puis ces bras solides autour de sa taille… À ce souvenir, elle frissonna, traversée d’une onde de désir qui, partant de la nuque, allait jusqu’au bas du dos. Ah, s’abandonner, devenir toute petite, chérie, embrassée, écrasée, caressée, secouée, dorlotée…

Elle avait observé en se cachant le départ du comte une fois qu’il eut récupéré son haut cheval noir chez Joseph, le tenancier des « Armes de Saint-Merry ».

Le cheval avançait d’un pas lent et majestueux. Nissac se tenait très droit. La cape noire, le feutre marine à plumes, il attirait tous les regards. Curiosité craintive chez les hommes, intérêt sensuel chez les femmes.

Mathilde tenta de se reprendre en main, de se raisonner. Il n’était pas pour elle, on ne connaissait point telle mésalliance en quelque partie que ce fût du royaume. Jamais, absolument jamais, elle ne serait la femme du beau comte de Nissac. Mais alors jamais, absolument jamais, elle n’aimerait un autre homme ou permettrait qu’un autre la touchât.

Elle s’assit à la place qu’avait occupée le comte et sa main caressa le bois de noyer qu’il avait touché puis, réprimant à grand-peine un profond sanglot, elle murmura :

— Voilà, c’est déjà fini. J’ai vécu toute ma vie en une brève nuit.

Pourquoi la naissance séparait-elle ainsi irrémédiablement ? Pourquoi était-il comte, d’une noblesse remontant à Saint Louis ? Et pourquoi général, commandant l’artillerie de monsieur le prince de Condé ? Pourquoi avait-il un château, une chapelle privée, des terres immenses ?

Loup de Pomonne, comte de Nissac ! Deux particules séculaires, comme si une seule ne suffisait point à les séparer à jamais ?

Et s’il l’aimait, lui aussi, quelle serait son attitude ? Serait-il assez fort, et son amour pareillement, pour vaincre les préjugés ?

Elle se souvint comme il avait regardé autour de lui, comme il l’avait scrutée, elle, avant de dire d’une voix triste où perçait le regret : « J’ignorais que tout cela existât ! »

Comme l’autre soir, les flammes des bûches qui se consumaient dans la cheminée se reflétaient dans le cuivre de la fontaine. Comme l’autre soir, Mathilde faisait brûler des bougies dans les candélabres.

Il serait tellement à sa place, ici, à la serrer dans ses bras !

Elle pleura longuement, sans bouger, sans grands sanglots puis, dans un murmure :

— Je t’aime tellement !… Où es-tu, mon amour ?

À cheval dans la nuit glacée, le comte de Nissac et ses six compagnons escortaient un luxueux carrosse tiré par six chevaux.

Dans la ville où grondait l’émeute, où les Frondeurs parlaient haut quand les loyalistes rasaient les murs, le cardinal avait été clair :

— Nissac, vous encadrerez le carrosse l’épée à la main, je dis bien l’épée à la main, vous, vos gentilshommes et vos gibiers de potence. Derrière, prêts à vous assister, suivront mes gendarmes quand des chevau-légers ouvriront la route. Nissac, mes espions m’ont fait tenir qu’on en voulait à ma vie, et peut-être pas seulement à la mienne, ce qui est bien plus grave encore. Tuez sans pitié et sans question quiconque tentera de nous barrer la route. Vous le savez, Nissac, je n’ai confiance qu’en vous !

C’est ainsi que dans la nuit du 5 au 6 de janvier de l’an 1649, à trois heures du matin, la reine, le dauphin Louis et son frère Philippe avaient emprunté un escalier dérobé menant au jardin du Palais où attendaient Nissac et ses hommes, armés jusqu’aux dents. De là, le petit groupe de fugitifs avait gagné la rue de Richelieu où attendaient deux carrosses.

Le futur roi Louis le quatorzième, dès son arrivée en les jardins, avait été soulevé de terre par un géant noir qui l’effraya fort, au point qu’il demanda :

— Êtes-vous donc gentil, monsieur ?

— Hélas pour moi, je le suis désespérément, Votre Majesté !

— Vous êtes fort comme trois chevaux ! Quel est votre nom ?

— César de Bois-Brûlé, Votre Altesse Royale !

Le géant marchait à pas rapides, tous les sens en éveil, scrutant l’ombre des jardins obscurs. Le futur roi sentait battre le cœur de l’homme et la chose l’émut profondément.

Relâchant un très court instant son attention, le géant ajouta :

— Sire, je suis un infâme menteur mais ce « de » était mon nom d’acteur, jadis, et il me vient naturellement sous la langue. Bois-Brûlé est simplement mon nom, sans y rien ajouter.

Le futur roi, revenu de ses frayeurs et que la situation amusait, caressa les cheveux de l’homme qui le portait puis, d’un ton de regret :

— Excusez-moi, monsieur de Bois-Brûlé, mais j’en mourais d’envie. Vos cheveux sont durs, et ont profondes racines.

— Bois-Brûlé, Sire !… Simplement Bois-Brûlé !

— Non point, il ne me plaît pas qu’il en soit ainsi. Lorsque je serai roi, par décret, et pour vous remercier, vous serez monsieur de Bois-Brûlé. Monsieur le cardinal trouvera bien, en Maine ou en Anjou, baronnie à votre mesure et convenance.

— Mais Sire… Tout le mérite de ce que je fais revient à monsieur le comte de Nissac !

— Le comte est notre sauveur et l’envoyé de la providence, nous n’en ignorons rien !

Monsieur « de » Bois-Brûlé, perplexe, s’interrogea sur l’étrangeté de la vie qui menait en si peu de temps de la paille pourrie et pleine de vermine des Tournelles à une baronnie promise par le futur roi de France en personne.

Escortés par ces sept étranges gardes du corps, les deux carrosses avaient roulé jusqu’au Cours de la Reine où les attendaient le cardinal Mazarin, « Monsieur », car ainsi appelait-on Gaston d’Orléans, frère de feu le roi Louis XIII et oncle du futur Louis XIV, et enfin monsieur le prince de Condé avec quelques hauts personnages de la Cour.

Dans le froid glacé, mais sous un merveilleux clair de lune, le cortège grossi des gardes, gendarmes et chevau-légers du roi, s’était mis en route à grande vitesse vers le château de Saint-Germain-en-Laye.

Cela ne ressemblait point à un départ mais à une fuite.

Dans le carrosse, le Premier ministre observa la régente qui sommeillait sur les coussins tandis que le futur roi observait quelqu’un à l’extérieur.

Mazarin suivit le regard de Louis et remarqua « Monsieur de » Bois-Brûlé. Un discret fou rire le prit en imaginant monsieur de Bois-Brûlé sortant de la cache de la rue Sainte-Marie Égiptienne, en soutane, et se faisant passer pour un « Jésuite hongrois » ! Si le bon peuple gobait cette farce, il était mûr pour un triplement des impôts !

Mazarin eut une pensée fraternelle pour le comte de Nissac qu’il voyait galoper à côté du carrosse, l’épée à la main. Comme il avait besoin de cet homme en ces temps de lâcheté et de trahison !

Louis, qui avalait sa salive depuis un petit moment, lança :

— Nous avons faim !

Aussitôt, une dame de compagnie de la reine raviva un petit fourneau et tira un lais[8].

Mazarin, songeur, s’émerveilla : « Le progrès, tout de même. Fera-t-on jamais mieux pour voyager ? »

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